L’autre soir, je me retrouvais sur ce nouveau « Parvis des Gentils » que sont devenus les seuils des demeures où fumeurs et fumeuses se réunissent désormais un peu fortuitement, à la demande élevée au rang d’exigence imprescriptible des personnes n’entretenant pas cette vilaine accoutumance. J’ai nommé le tabagisme. J’y croisai un certain Albert (nom fictif) , homme non dépourvu d’une certaine forme d’élégance sophistiquée, très sympathique au demeurant, je dirais : la courtoisie même ! Enfin, pour autant que je sache, car je ne le connaissais que pour l’avoir fréquenté une fois auparavant en ce même lieu où nous nous trouvions. Le prétexte qui nous réunissait, lui, moi et quelques autres, consiste en une manière de confrérie à vocation épisodiquement spéculative, dans une perspective de changement social, en faveur de plus d’égalité et de justice. Le défense et la promotion des valeurs de la laïcité y figurent au rang des principales figures imposées, la sobriété un peu moins. Nous passons des heures dans de profonds canapés, à deviser des affaires du monde, à fumer de spectaculaires cigares et à écluser de très vieux cognacs. Nous passions, devrais-je dire, puisque, désormais, la conversation et la consommation de spiritueux de parfois plus de vingt ans d’âge ne s’accompagnent plus, intra muros, des bouffées et volutes des pipes, cigares et autres cigarettes.
Ainsi étions-nous occupés, Albert et moi, à grelotter devant la porte d’entrée, perdus dans la contemplation de la voûte étoilée (comme c’est original), et appliqués à encrasser nos poumons de nicotine et de goudron. Albert m’avait fait part de ses soucis, lourds, de santé, de carrière et de cœur (au sens sentimental du terme). Comme nous avions sensiblement le même âge, l’empathie naquit facilement entre nous, et réciproquement ! Notre entretien, à ce stade, s’était borné à des considérations relativement personnelles, relevant plus de la psychologie de comptoir (pourtant bien éloigné de nous à cet instant-là, dois-je le redire ?) que de la philosophie première. Tout-à-coup, sans les sommations d’usage qui préludent à tout tournant métaphysique de n’importe quelle conversation entre êtres rationnels, voilà qu’il dit comme se parlant à lui-même : « Est-ce que je crois ? Oui, je crois bien qu’il y a un dieu. » S’extrayant le regard du vague où il s’était embourbé un moment, Albert me fit face et me demanda : « Et toi ? Tu crois que Dieu existe ? » Un peu embarrassé, je tirai d’abord une bouffée sur ma cigarette , j’inspirai, puis exhalai une belle nuée grise aux cieux. Quoi dire ? Aussi lui répondis-je, l’air désabusé du mec qui en a vu :
– Pas du tout, mon vieux. Je pense d’ailleurs être plus athée que Karl Marx lui-même.
Devant sa mine perplexe, j’enchaînai :
– On n’a pas besoin de preuve pour ne pas croire. Je ne cherche d
‘ailleurs surtout pas à convaincre qui que ce soit. Et sûrement pas avec des « preuves », tu penses !… Bien-sûr il y a le discours scientifique qui permet d’expliquer, au moyen d’hypothèses, l’univers sans qu’il y ait besoin de l’intervention d’un démiurge créateur. Je pourrais faire partie des abonnés de Science & vie, suppose un peu, même si ça ne m’empêche pas de kiffer la poésie du whole universe. Sheldon Cooper, quoi, ou Stephen Hawking, ou Etienne Klein, sans préjudice pour les roses de Ronsard, et de Marcelline Desbordes-Valmore, ni pour l’Imitation de Notre-Dame la Lune de Jules Laforgue. Les sciences nous donnent une explication suffisante du monde, et quand l’explication fait défaut, c’est parce que la recherche doit encore progresser. Faut pas se bourrer le mou pour l’affaire, au contraire. C’est très beau ! Ça veut dire : ce n’est pas un système clos, définitif, immuable, auquel il faudrait se soumettre une fois pour toutes, comme une génisse qui se ferait marquer au fer. Dans cet ordre d’idée, disons que je me prononcerais en termes de probabilités, ce qui est la forme la plus raisonnable de l’épistémologie sceptique : il est peu probable que des textes vieux de plusieurs siècles, truffés d’incohérence et de contradictions, soient d’origine divine. Il est peu probable qu’un être immatériel, invisible, réputé inconnaissable, qui n’est nulle part et partout à la fois, mais qui soit comme un être personnel, doté d’une volonté, il est peu probable, dis-je, qu’un tel être existe. Ni qu’il ait créé tout ce qui est – la matière, le visible, le connaissable -, et encore moins qu’il ait accordé une attention toute particulière à une petite planète paumée parmi l’une des milliards de galaxies existantes, à des êtres bipèdes bien bêtes comme aussi parfois magnifiques. Ni qu’il se soit préoccupé de leur donner des prescriptions strictes quant à la manière de s’alimenter, de se laver, d’avoir des rapports sexuels (je crois bien avoir dit: « la façon dont ils baisent entre eux », mais j’ai peur de choquer ta sensibilité, toi qui lis, des fois que tu serais du genre à rougir à la lecture d’un mot un peu cru) et toute cette sorte de chose. Et encore plus hautement improbable qu’il ait désigné un peuple élu, guidé quarante ans dans le désert (là où, en quarante jours, l’affaire eût été pliée), qu’il ait engrossé par l’intermédiaire d’un ange – un dénommé Gabriel, il paraît – une petite vierge juive afin de se faire homme (certainement pas femme, tu parles un peu de la honte !…) tout en demeurant pleinement dieu. Ni, enfin, qu’il ait eu l’occasion de communiquer de nouvelles instructions à un commerçant caravanier arabique par l’intermédiaire de ce coquin d’archange Gabriel, encore lui, qui décidément semble bien faire figure de commissionnaire attitré du tout-puissant !
Mon discours dut être nettement moins verbeux. Mais quand je passe de l’oral à l’écrit, je me prends soudain pour Balzac plutôt que pour Giraudoux, c’est plus fort que moi. Et si ça te gêne, hésite pas : lis donc le Journal du Dimanche. A côté, je suis Nobel de littérature ! Mon cher Albert, pour médusé qu’il parût, me semblait néanmoins loin d’être consterné. Et pas tellement convaincu pour autant.
– Au fond, achevai-je, c’est bien joli toute cette argumentation mais pour tout dire, c’est encore bien d’avantage une sorte de conviction, d’expérience intime qui me confronte à l’absence de toute forme de transcendance. Rien d’irrationnel, à proprement parler, mais une espèce d’intuition.
Mon camarade écrasa son mégot dans le caniveau. Sans acrimonie, il me fit part de cette réflexion :
– A-thée, c’est une négation, quand-même. Le préfixe a- est privatif. Non-croyant aussi. Est-ce qu’on peut se raccrocher à une conviction qui repose sur une notion négative ? Est-ce qu’on peut fonder sa vie sur un principe négatif, un refus, un rejet ?
– Dis, Albert, que je lui fis alors, comment tu appelles quelqu’un qui ne fume pas ?
– Un non-fumeur, je suppose… me répondit-il mi-figue mi-cynorhodon (le mot « cynorhodon » rapporte beaucoup plus de points que le mot « raisin », du moins au Scrabble).
– Pourtant, tout le monde naît non-fumeur, n’est-ce pas ? Notre condition positive d’humain, c’est de ne pas fumer. Mais étrangement, il n’y a pas vraiment de mot qui désigne positivement l’humain si l’on tient à tout prix à le définir dans son rapport d’affranchissement à la cigarette. 
Le visage d’Albert s’est alors illuminé d’un large sourire. Sa main s’est abattue fraternellement sur mon épaule :
– Allez viens, je t’offre encore un pot !
La dernière chose qu’il m’ait dite, en arrivant au comptoir, c’est, si je me rappelle bien : « Oui mais, et le pourquoi de tout cela ? Sans dieu, il n’y a pas de réponse. » A quoi j’ai répondu, finaud comme tu sais :
– Eh bien sans l’homme, il n’y aurait pas de question ! Et certainement pas celle-là. Le « pourquoi » est un produit du cerveau humain, de notre pensée. Mais la nature est sans pourquoi. Mais la terre est sans pourquoi, le désert est sans pourquoi, le chien, la panthère, le lézard, l’oiseau sont sans pourquoi. L’arbre est sans pourquoi. Et la rose est sans pourquoi. Même que la dernière, je la tire d’un bouquin de mystique chrétienne, Le Pèlerin chérubinique, d’Angélus Silésius. (Alors oui, ça c’était placé pour faire genre « Z’avez vu l’étalage de la science de ma culture, les bourrins ? » – « Oui-da, messire, comme vous m’épatâtes ! »)
– Il faudrait donc vivre sans pourquoi ? m’ajouta-t-il les sourcils en un double arc plein cintre digne d’une nef d’église romane.
– Sans pourquoi, non. Sauf moyennant une sérieuse lobotomie du lobe frontal. Mais à tout le moins, on peut vivre en acceptant qu’il y ait plusieurs réponses possibles, voire qu’il n’y ait pas de réponse du tout.
– Bon, fit-il, il y a au moins une question à laquelle tu vas pouvoir me répondre. Qu’est-ce que tu bois ?
– Un Orval, mon camarade ! L’Orval, ce n’est pas une bière, c’est un art de vivre… !

Depuis, je n’ai plus revu mon brave Albert. J’ignore si ses soucis personnels se sont arrangés. Ni comment il s’est accommodé de ses inquiétudes métaphysiques concernant l’existence ou non d’un grand barbu céleste. C’est à peu près à cette époque, en outre, que je me suis débarrassé de mon addiction à la cigarette. Enfin libéré de cette servitude, je profite donc du temps libéré à devoir sortir fumer pour picoler au bar un peu plus qu’auparavant. Aux beaux jours, je cultive des légumes et je soigne les roses de mon jardin. Et je ne trouve pas cela plus bête qu’autre chose.